Racisme, antisémitisme, islamophobie, antitsiganisme, xénophobie, grossophobie, homophobie – c'est comme si la liste des mots pour qualifier les diverses figures de la haine sociale étaient inépuisable. Car la haine, souvent édulcorée sous la forme d'une « phobie » – mais est-on réellement homophobe comme on est claustrophobe ? –, peut s'attaquer autant à un détail corporel qu'aux détours d'une phrase « qui déplaît », à l'odeur qu'à l'habillement, souvent à des petits riens qui « justifient » le rejet d'hommes, de femmes et de groupes entiers qu'on stigmatise « sans autre forme de procès ». S'accumulant, de telles marques, parfois inconscientes – il faudrait sans doute dire « mal conscientes », quand elles ne sont pas ouvertement revendiquées – entretiennent une atmosphère de vie et une socialité délétères et atténuées. Il s'en trouve de-ci de-là des expressions prétendument anodines comme une insulte dans la rue, un geste déplacé, la vulgarité d'une attitude, un regard torve ou une mimique agressive. En son excès, la haine se résout en délits et en crimes et elle surgit dans les espaces médiatiques pour un temps, puis elle se dissipe et nous n'y pensons plus. Il arrive même qu'elle dépasse la pulsion psychique pour se faire politique d'exclusion, voire d'extermination, notamment par la manipulation de craintes et de phobies ambiantes au profit d'idéologies dangereuses.
Ainsi, la haine sociale et le dissensus qu'elle engendre et qu'elle entretient donnent une réalité à — et même rendent substantielle — une « altérité » qui ne se décline jamais dans les termes de cette haine. L'altérité nous est en effet constitutive, et non pas l'identité : nous ne sommes pas identiques les uns aux autres, nous ne lisons pas les mêmes livres, nous n'écoutons pas les mêmes musiques, nous n'aimons pas les mêmes activités, les mêmes idées – nous sommes essentiellement différents, non accidentellement, car ces différences font notre idiosyncrasie, ce que nous sommes dans notre singularité.
Quand donc la haine vise l'altérité, ce n'est pas cette dernière qu'elle vise véritablement, mais c'est une idée générale, biaisée et précisément haineuse de l'altérité. Pour dire autrement, la haine sociale est une manière de détournement de l'altérité dont on refuse d'assumer la réalité et la richesse au bénéfice d'une « identité » arbitraire qui n'est que l'image profondément appauvrie de ce que nous sommes en première personne – pour reprendre la formule finale de Jean-Paul Sartre (1905-1980), dans Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.frTélécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/emc-lycee ou directement le fichier ZIPSous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0 